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Rarement vie écourtée n’aura eu autant d’influence que celle de Claude Dauphin, qui s’est éteint le 30 septembre 2015, à l’âge de 64 ans.
C’est au cours d’une carrière de plus de trente ans dans le négoce de matières premières qu’il a fondé Trafigura. Avec 22 années de croissance rentable, d’investissements et de création d’emplois, l’entreprise, modeste à ses débuts, est devenue l’une des plus importantes sociétés de négoce au monde. Il a créé l’un des moteurs de la mondialisation, entraînant le négoce physique de l’énergie et des produits minéraux, tous deux essentiels à la croissance mondiale et à l’intégration économique des dix dernières années.
Il a supervisé le remaniement de l’entreprise familiale de recyclage, créée il y a un siècle, et son intégration au Groupe Ecore, un acteur majeur du secteur en Europe. Il a constitué un réseau unique d’amis, de partenaires et d’alliés au sein de gouvernements et de sociétés de premier plan avec lesquels il a travaillé à travers le monde.
L’impact qu’il avait sur les gens restera sans aucun doute dans les mémoires. Collègues, partenaires commerciaux, amis et concurrents sont unanimes : ce qui rendait Claude unique –« Claude » et très rarement « M. Dauphin » – c’était sa force de caractère.
Peu de personnes ont égalé son énergie, sa force et sa capacité à travailler avec ardeur. Il faisait preuve d’excellence dans toutes ses initiatives. Entrepreneur dans l’âme, il était courageux, avait le goût du risque et une brillante intuition sur le plan commercial. N’oublions pas sa compassion et sa générosité d’esprit, sa loyauté à toute épreuve et les liens d’amitié qui le liaient à ceux qui l’entouraient, ainsi que son charme et son humour moqueur.
À notre époque, peu de personnes peuvent être citées en exemple pour avoir fortement marqué de leur empreinte autant d’entreprises et d’individus en changeant le cours de leur vie. La pérennité des entreprises qu’il a aidé à créer contribue à graver son nom dans la mémoire de tous ceux qui continueront à bénéficier de leur réussite pour les années à venir. Enfin et surtout, souvenons-nous de ce qu’il laisse derrière lui ; une famille unie et aimante dont il parlait toujours avec fierté et passion.
LES DÉBUTS
Claude Dauphin est né le 10 juin 1951 à Houlgate, dans le Calvados en Normandie. Son père, Guy, était alors propriétaire et directeur de l’entreprise familiale Guy Dauphin Environnement, située à Rocquancourt. Il étudia à l’École Saint-Laurent, à Bayeux, où, selon ses dires, il aurait été un « élève non-conformiste ». À l’âge de 16 ans, il quitta l’école pour travailler dans l’entreprise de récupération et de recyclage de son père. Il se décrivait plus tard comme « le fils du ferrailleur» et racontait à ses amis que son premier travail avait été de trier les peaux de lapins, montrant ainsi son talent légendaire pour l’autodérision.
Mais la graine de l’entrepreneuriat avait déjà germé dans son esprit. Il s’installa donc à Paris et travailla chez Brandeis Goldschmidt, société de courtage en matériaux non ferreux et membre privilégié du marché des métaux de Londres (LME), en tant que spécialiste du négoce de ferro-alliages. Il avait trouvé sa voie.
Ce fut également à ce moment qu’il rencontra sa femme, alors réceptionniste dans un institut de cancérologie. Il fit sa connaissance lors d’une partie de chasse hivernale en Normandie organisée par leurs pères respectifs, qui étaient des amis très proches. Ce fut le coup de foudre. Il l’épousa six mois plus tard, en juillet 1976 à l’église de Vaucelles à Caen, à l’âge de 25 ans.
Peu après son mariage, Claude quitta son travail dans la capitale pour retourner s’installer en Normandie et travailler avec son père. Mais moins d’un an plus tard, il décida de revenir dans le milieu des matières premières. Il fut présenté à Felix Posen, alors Directeur du négoce de métaux non ferreux et associé fondateur de Marc Rich & Co., société de négoce international de matières premières. Ce dernier fut impressionné par son dynamisme et sa passion.
En 1977, Claude rejoignit Marc Rich en tant que responsable pour la Bolivie, et s’installa à La Paz. C’est ainsi que naquit son amour inconditionnel pour les pays d’Amérique Latine. Claude apprit l’Espagnol, qu’il parlait couramment avec un bel accent français. Il sut conquérir les producteurs de métaux boliviens, petits et grands, développant le portefeuille de Marc Rich avec des accords d’enlèvement. Tout au long de sa carrière, il se rendit régulièrement en Amérique Latine.
Son succès à La Paz lui valut de monter en grade, tout d’abord dans le négoce de métaux non ferreux à New-York, puis au siège de l’entreprise à Zoug en Suisse en tant que directeur du négoce de plomb et de zinc. En 1988, il fut promu directeur de la division pétrolière, poste central au Comité exécutif de Marc Rich, basé à Londres – un témoignage de sa formidable maîtrise de la négociation, quel que soit le matériau.
Les années suivantes furent mouvementées pour cette société pionnière du négoce moderne de matières premières. Suite à des controverses autour de Marc Rich aux États-Unis, la société fit l’objet d’une étroite surveillance internationale et au fil du temps, s’enlisa dans des problèmes de politiques internes.
LA CRÉATION DE TRAFIGURA
En 1992, Claude en eut assez. À la mort de son père en juin de cette année-là, il démissionna de Marc Rich pour reprendre en main l’entreprise familiale : GDE fut intégrée à Ecore, un groupe qui ambitionnait d’évoluer dans les sphères internationales. Il était cependant acquis que l’entreprise familiale ne serait pas sa seule préoccupation. Il appelait régulièrement ses anciens collègues, et ces derniers comprirent que Claude souhaitait monter une équipe et créer une nouvelle société de négoce de matières premières.
Mars 1993 vit naître Trafigura Beheer BV, du nom d’une société déjà existante enregistrée à Amsterdam. Les cofondateurs n’étaient autres que des hauts dirigeants de Marc Rich : Les directeurs du négoce des métaux non ferreux Danny Posen (fils de Felix) et Antonio Cometti, les spécialistes du négoce pétrolier Graham Sharp et Mark Crandall ainsi que le directeur financier Eric de Turckheim. Cette équipe hautement qualifiée constitua une assise financière solide avec une rapidité remarquable.
Claude s’amusait à dire qu’ils avaient probablement eut tort de quitter des postes sûrs, gratifiants et hauts placés chez Marc Rich. Les premières années de Trafigura ne furent pas de tout repos. En l’absence d’infrastructure et d’appui administratif, la concurrence était féroce et nombre de marchés de matières premières étaient affectés par une offre excédentaire. L’entreprise dut se battre becs et ongles pour obtenir quelques affaires – des transactions trop petites pour intéresser les gros acteurs du marché. L’équipe était souvent en proie à des débats houleux, Claude, en particulier, étant frustré de voir que le succès qu’il avait envisagé se faisait attendre.
Les fondateurs avaient décidé de créer une entreprise spécialisée à la fois dans le négoce de pétrole et de métaux basée près de Zoug, à Lucerne. Le négoce du pétrole, un marché sur lequel il est relativement simple d’entrer, assura la rentabilité de l’entreprise dès les premières années. Cependant, faire du négoce de métaux non ferreux une « success-story » était une tout autre histoire.
UNE CULTURE UNIQUE
Ce fut lors de cette période formatrice que Trafigura entreprit ce qui deviendrait plus une de ses caractéristiques : une culture unique de la collégialité, de la minutie et du travail acharné. Les réunions du conseil d’administration ainsi que les discussions stratégique se déroulaient les weekends afin de ne pas gêner les activités quotidiennes. Les actions étaient dispersées, de sorte qu’aucun actionnaire ne pouvait posséder plus de 20 pour cent de la société. Il n’y avait pas de politiques internes. Les employés voyageaient sur leur temps libre. Les cofondateurs, comme l’a dit l’un d’entre-eux, « faisaient eux-mêmes le ménage ».
Ces exigences portaient toutes la touche très personnelle de Claude Dauphin. Il était le leader incontesté, mais il avait besoin d’être entouré par une équipe soudée et il travaillait tout aussi dur que les autres. Malgré des analyses intuitives pour tout ce qui se rapportait au macro-environnement et à la stratégie, il était constamment à l’écoute de ces collaborateurs et à l’affût du moindre détail. Rien ne lui échappait bien longtemps et il savait repérer les erreurs mieux que personne.
Cette culture reste fondamentalement ancrée dans l’entreprise aujourd’hui, et il en sera probablement toujours ainsi. Même lors de sa dernière année de vie, Claude présidait régulièrement les réunions du conseil d’administration sur des sujets tels que les technologies de l’information le samedi matin ou le dimanche soir et continuait de bombarder ses collaborateurs d’e-mails tout en parcourant le globe, réclamant des réponses rapides peu importe l’heure du jour ou de la nuit.
Nombre de ses employés trouvaient en lui une source d’inspiration. Il était devenu leur mentor, une figure paternelle. Il semblait connaître tous ses collaborateurs personnellement, y compris leurs petites manies et leurs problèmes personnels, et leur attribuait des surnoms affectueux. Il s’était entouré d’équipes cosmopolites, multiculturelles et polyglottes. Son usage de la langue – française, anglaise ou espagnole – était familier, souvent très drôle, voire prosaïque.
Il est, de fait, impossible d’exagérer l’influence qu’a eue la personnalité de Claude dans le développement de chaque facette de Trafigura aussi bien d’un point de vue interne qu’externe. Il fixa des standards extrêmement élevés pour tout : de la tenue vestimentaire des salariés jusqu’au vin servi lors des événements organisés par la société. Il exigeait une extrême rapidité de prise de décision et d’exécution et une approche tout aussi directe de l’identification et de la rectification des erreurs.
Il avait insisté pour que ses collaborateurs évitent de se vanter de leur succès et continuent d’assurer un service client fiable. Sa nature iconoclaste lui a permis de briser les conventions du métier, Il était viscéralement et ouvertement opposé aux gaspillages de l’entreprise, à la bureaucratie et au baratin.
Il se voyait, avec raison, comme un arriviste, un compétiteur, quelqu’un qui suivait sa propre voie, ou comme il aimait à dire « la voie Trafigura ». S’il repérait une société en proie à des difficultés dans un secteur qui l’intéressait, il était tenté d’en acheter des parts, d’en chasser les dirigeants afin de mieux la gérer. Il croyait fermement qu’il fallait se concentrer sur son cœur d’activité, le négoce, en se fondant sur la théorie des avantages comparatifs : il était fier des talents particuliers à mettre en œuvre pour bien exercer son métier et savait pertinemment qu’ils étaient totalement différents de ceux qui sont nécessaires pour diriger un empire minier ou extraire du pétrole, par exemple.
Sa modestie est peut-être ce qu’il y avait de plus remarquable chez lui. Il était allergique à toute sorte de publicité, même dans le journal interne de l’entreprise. Il préférait de loin l’interaction physique ou téléphonique aux courriers électroniques. Il prononça son unique discours lorsqu’il fut nommé Chevalier de la Légion d’Honneuren 2001, distinction qu’il reçut sans en faire l’étalage. Sa passion résidait dans le travail et non dans la gloire personnelle.
Par-dessus tout, son charme, son charisme et son dévouement lui permirent de se constituer un réseau de relations d’affaires et de partenariats qui ont fait de Trafigura ce qu’elle est aujourd’hui, que ce soit en Afrique, en Russie, en Europe de l’est ou en Amérique Latine, ou dans des bureaux de direction en Europe, aux États-Unis et en Asie. Claude possédait des compétences hors du commun en matière de persuasion et de négociation, un humour communicatif, et un tempérament épicurien. Ses partenaires potentiels trouvaient généralement ces qualités, ainsi que sa légendaire obstination à les mettre en pratique, irrésistibles. Il était connu pour être un homme de parole qui respectait toujours ses engagements.
UNE STRATÉGIE COMMERCIALE SAINE
Son approche de la stratégie commerciale était plus intuitive qu’analytique. Il possédait une capacité rare qui lui permettait d’avoir une « vision globale » des affaires tout en prêtant attention aux plus petits détails. Sa capacité d’attention était aussi grande que sa perception de tout ce qui l’entourait, de la géopolitique aux potins.
Toutefois, la stratégie était fondée sur quelques principes très sains, lesquels ont résisté à l’épreuve du temps. Parmi ces principes figuraient la diversification, ou le fait de ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier ; l’investissement à long terme dans la logistique ; et l’utilisation intelligente et raisonnée du capital. Il était convaincu que le statut de société privée et la participation des salariés à la structure de capital étaient le bon modèle pour une société de négoce, dans la mesure où cela garantissait un parfait alignement des intérêts des dirigeants avec ceux des propriétaires, une attention particulière portée à la gestion des risques et à la viabilité à long terme de la société.
Parlons tout d’abord de la diversification. Si le négoce de pétrole était l’activité principale au cours des sept ou huit premières années, rien ne semblait indiquer que Trafigura abandonnerait les métaux non ferreux, une partie de l’activité dans laquelle trois des associés avaient débuté leur carrière, même s’ils avaient parfois envisagé d’y mettre un terme. La décision de maintenir cette activité en place fut largement confortée après le tournant du millénaire par la croissance des marchés émergents et l’essor de la demande en minéraux industriels. L’existence de deux divisions de négoce permettait une activité plus diversifiée et stable, et reste l’une des pierres angulaires de la stratégie de Trafigura.
Ce qui semblait également évident depuis le début était l’intérêt que Claude portait à l’investissement à long terme. Trafigura réinvestissait ses bénéfices pour mettre en place un réseau d’équipements logistiques, tels que des entrepôts et des installations de stockage de pétrole, afin de soutenir les activités de négoce. Les investissements ciblés en infrastructures pouvaient aider la société à accéder à d’importants volumes de négoce, en particulier à un moment marqué par un changement structurel important dans les flux commerciaux internationaux.
Le premier investissement industriel de la société eut lieu lors de sa toute première année d’existence avec l’acquisition de Cormin, une petite société qui exploitait des sites d’entreposage au Pérou. Cormin servant de base, Trafigura pu ainsi développer un important négoce de métaux au Pérou, élargi par la suite à la Bolivie et au Chili. S’ensuivirent des investissements opportunistes dans des entrepôts et des fermes de stockage de pétrole en Amérique Latine, en Afrique et, finalement, dans le monde entier.
UNE CROISSANCE ACCÉLÉRÉE
Trois événements se produisirent en 2001, lesquels placèrent Claude et son équipe sur la voie d’une croissance accélérée. Premièrement, la chute d’Enron signa le début d’une période de hausse de la volatilité sur le marché des matières premières. Il s’agissait là d’un marché baissier dans lequel les mineurs faisaient faillite, les grandes compagnies pétrolières étaient dans l’obligation de modifier leur modèle économique, et les négociants tiraient des bénéfices de la gestion des stocks et de l’équilibrage entre l’offre et la demande.
Pour Trafigura, ce fut le moment où ses investissements logistiques commencèrent réellement à porter leurs fruits. La croissance des économies émergentes de la Chine à l’Amérique Latine, en passant par l’Afrique, eu pour conséquence de créer de nouveaux déséquilibres sur le marché, créant ainsi de nouvelles opportunités de négoce international pour ceux qui disposaient de systèmes et infrastructures nécessaires.
Deuxièmement, il y eut une accélération de la demande en énergie et en matières premières industrielles, à mesure que les économies émergentes amorcèrent une nouvelle phase de croissance, la Chine en tête. Il s’agissait là d’une vague sur laquelle Trafigura et un petit nombre de négociants étaient bien partis pour surfer au cours des années suivantes. Les chiffres sont éloquents : le chiffre d’affaires de Trafigura, qui était inférieur à 10 milliards d’USD en 2001, a été multiplié par plus de 12 dix ans plus tard, les bénéfices nets et des fonds propres connaissant également une progression similaire.
Troisièmement, Claude renforça son équipe en embauchant plusieurs personnes apportant de nouvelles compétences, notamment un spécialiste des instruments financiers dérivés, Jeremy Weir. Suite à son recrutement, la société restructura son portefeuille de métaux non ferreux en séparant le négoce physique de l’utilisation des instruments dérivés afin de couvrir les transactions physiques.
Trafigura avait enfin trouvé la formule pour réussir sur les marchés des métaux. Au même moment, comme pour mettre en valeur la sophistication croissante de son approche, la société créa une filiale d’investissement, Galena Asset Management, offrant aux investisseurs tiers une plateforme leur permettant d’investir dans les marchés des dérivés de matières premières aux côtés de Trafigura. Jeremy fut ensuite désigné pour succéder à Claude au poste de Directeur Général de Trafigura en mars 2014.
Le rythme de croissance de Trafigura au cours de ces années fut phénoménal, et bien que les cours et la croissance générale aient pu expliquer en partie ces chiffres, ils étaient également le fruit de la détermination de Claude Dauphin.
UNE MALHEUREUSE SÉRIE D’ÉVÉNEMENTS
Cette croissance fulgurante posa également de nouveaux défis en matière de gestion pour cette société privée par actions portée sur la discrétion. De fait, lorsque l’une de ses opérations prit une mauvaise tournure – l’affaire des déversements de déchets en Côte d’Ivoire en 2006 – qui plus est très médiatisée, Trafigura était très mal préparée pour y faire face.
Beaucoup de choses furent écrites sur cette très malheureuse série d’événements, dans laquelle un sous-traitant travaillant pour Trafigura avait illégalement déversé des déchets résiduels d’un pétrolier affrété, le Probo Koala, sur plusieurs sites de décharge aux environs du port d’Abidjan, entraînant chez certains habitants des symptômes grippaux, tandis que d’autres alléguaient subir des effets plus néfastes. L’indignation internationale et les procédures judiciaires en découlant durèrent plusieurs années.
Ce fut, sans aucun doute, la période la plus sombre de la carrière de Claude. Toute personne qui le connaissait savait qu’il était quelqu’un qui se préoccupait réellement des gens. L’idée que Trafigura puisse être indirectement responsable du préjudice causé aux habitants pauvres d’une ville africaine l’a profondément affectée, et il décida de conduire une délégation de la société, composée d’experts médicaux et de matériel médical, en Côte d’Ivoire afin de voir ce qui pouvait être fait pour aider la population locale.
Malheureusement, au vu du contexte politique, l’arrivée de la délégation de Trafigura ne fut pas la bienvenue : Claude et deux de ses collaborateurs furent interpellés et incarcérés, puis transférés vers une prison où ils passèrent cinq mois dans une cellule fermée de l’intérieur afin de les protéger de toute attaque éventuelle. Il fallut des négociations prolongées et le versement d’une somme importante pour assurer leur libération.
Il était sans doute inévitable que toute l’attention des médias se soit concentrée pendant cette affaire sur les accusations portant sur le préjudice subi à la suite du déversement des déchets. Néanmoins, pour la direction de l’entreprise, il s’agissait d’une question de survie et c’est ce qu’elle fit. Trafigura continua de bénéficier, pendant cette période, du soutien permanent de son important réseau de banques. En février 2007, la société retrouva son Président et Directeur Général, qui avait courageusement aidé à diriger la société par téléphone mobile depuis sa cellule pendant tout ce temps.
Pour Claude, les enseignements tirés de l’affaire du Probo Koala furent marquants. Il se rendit compte que Trafigura avait atteint une dimension qui lui imposait d’adopter une meilleure approche de la gestion des risques sur l’environnement et la société. Pour appuyer ce changement, il initia une réorganisation de la gouvernance de la société en mettant en place un Conseil de Surveillance composé de cadres non exécutifs et d’anciens salariés ayant l’expérience nécessaire, et imposa une nouvelle orientation aux divisions chargées du négoce et des actifs portant sur des thèmes tels que la santé, la sécurité, l’environnement et les communautés.
La société, maîtrisant déjà la gestion des principaux risques commerciaux et financiers, elle devait à présent prêter davantage d’attention et gérer de manière plus systématique les risques opérationnels réputationnels potentiels. Ce thème devint un leitmotiv pour Claude jusqu’à la fin de sa carrière. Il portait, par exemple, un intérêt personnel particulier à l’œuvre philanthropique de la Fondation Trafigura, qui soutient des projets en matière de développement durable, d’éducation et de santé dans le monde entier, assistée dans cette démarche par des comités caritatifs d’employés actifs dans les principaux bureaux de la société. Lors de son dernier jour de travail en Colombie, il prit soin de s’informer des efforts de l’entreprise en vue d’établir des liens avec les communautés locales.
INVESTISSEMENTS DANS LES INFRASTRUCTURES
Après cette affaire, Trafigura continua sa croissance en-même temps que le « super-cycle » caractérisant le marché des matières premières se poursuivait. Claude se méfiait de cette expression par instinct, mais il vit que la croissance industrielle et l’urbanisation se développaient dans le monde entier et sentit venir la nouvelle hausse de la demande qui devait en découler. Il continua d’investir dans les infrastructures pour profiter de l’évolution du marché et fit l’acquisition d’un certain nombre d’actifs miniers – dont l’un d’entre eux, la mine de MATSA en Espagne, qui devint au cours des derniers mois de la vie de Claude le tremplin d’une nouvelle co-entreprise d’investissement minier avec la société d’investissement et de développement Mubadala d’Abu Dhabi.
Il se tourna également vers l’activité aval du secteur pétrolier. Pour cela, il opta pour une filiale du nom de Puma Energy. Trafigura boucla l’acquisition de cette société en 2000, au départ dans l’optique de mettre en place un réseau d’actifs intermédiaires, tels que des installations de stockage. Mais à partir de 2010, lorsque les grandes compagnies pétrolières procédèrent à une restructuration de leurs activités afin de privilégier l’exploration et la production, et commencèrent ainsi à démanteler leurs réseaux de distribution, Claude y vit la possibilité de développer l’activité aval en faisant l’acquisition d’actifs de distribution de détail et de gros. Il s’agissait là d’un nouveau chapitre pour le Groupe, qui transformerait Puma Energy en une société indépendante à part entière, avec des actionnaires extérieurs importants et Trafigura, principal investisseur détenant un peu moins de 50 pour cent des parts.
L’exemple de Puma fut l’illustration d’une autre facette des qualités de leader de Claude : la recherche continuelle de nouvelles sources de valeurs susceptibles d’enrichir le cœur d’activité de Trafigura, c’est-à-dire le négoce, soutenue par une approche rigoureuse de l’investissement de capitaux.
À ses yeux, il s’agissait de faire preuve d’un équilibre subtil. Il ne voulait pas que Trafigura devienne un grand propriétaire d’actifs de production tels que des mines ou des puits de pétrole – il s’agissait d’activités radicalement différentes pour lesquelles d’autres modèles de participation au capital et structures financières étaient nécessaires. Son souhait fut de pouvoir bénéficier de la « puissance de feu » nécessaire pour pouvoir saisir les opportunités susceptibles d’enrichir l’activité de négoce, et il désirait le faire sans que la structure de l’actionnariat de Trafigura s’en trouve affectée ou que son assiette de financement s’en trouve saturée.
L’approche qu’il présentait avec ses collaborateurs était unique. Elle consistait à acheter et à développer des actifs, mais également à saisir chaque opportunité de vente intégrale ou partielle d’actifs à d’autres investisseurs et à recycler le capital. Il est primordial de rester concentré, disait-il à ses équipes. Bien entendu, achetez un actif et faites en sorte qu’il rapporte de l’argent, mais ne vous y attachez pas. Restez alertes, restez liquides, restez affamés. Ce fut sa devise jusqu’à la fin, tandis que le cycle d’investissement et de liquidation d’actifs se poursuivait.
Puma Energy ayant montré la voie, Impala Terminals devint la filiale de Trafigura dédiée aux investissements en infrastructures soutenant les opérations sur les métaux et les minerais, notamment des entrepôts et des installations portuaires, principalement en Amérique Latine et en Afrique. Ce n’est pas un hasard si Claude se trouvait à Bogota en Colombie au moment de son décès : il se rendait sur place pour voir l’avancement d’un grand projet d’Impala ayant le potentiel pour transformer l’infrastructure de transport commercial du pays.
SON COMBAT CONTRE LA MALADIE
Les 18 derniers mois de la vie de Claude furent malheureusement de plus en plus marqués par son âpre combat contre la maladie – sans que cela s’en ressente réellement, jusqu’à la toute fin, sur sa capacité de travail et son goût de l’effort. Il fut diagnostiqué d’un cancer du poumon en mars 2014, et sa réponse fut, comme l’on pouvait s’y attendre, énergique, résolue et détachée de tous sentiments. Il convoqua une réunion du Directoire de Trafigura et proposa de nommer Jeremy Weir comme Directeur Général, tandis qu’il assurerait les fonctions de Président Exécutif pendant la durée de son traitement.
Claude combattit le cancer avec le courage et la détermination dont il faisait preuve dans tout ce qu’il entreprenait. Il était décidé à rester concentré sur son travail, insistant pour faire les choses à sa manière plutôt que de suivre l’avis des médecins, qui lui préconisaient du repos ; à l’inverse, ses déplacements furent plus éreintants que jamais.
Même lorsqu’il souffrait ou était mal à l’aise, il ne se plaignait jamais. Bien au contraire, il conservait son sens de l’humour acerbe et accentuait son combat contre la complaisance ou la paresse à tous les niveaux de la société. Tout en prêtant, comme à son habitude, attention au moindre détail, il passa beaucoup de temps à partager les connaissances qu’il avait acquises au cours d’une vie de travail extraordinaire avec ceux à qui incomberait la tâche de lui succéder après son départ.
Lorsqu’elle survint, la fin fut soudaine, mais, d’une certaine manière, appropriée. Claude est décédé le dernier jour de ce qui devait s’avérer, une fois les comptes annuels publiés en décembre, un exercice financier très prospère pour la société qu’il a créée ; au moment d’un bouleversement dans les marchés des matières premières dont Trafigura était en position de bénéficier ; et dans un pays qui était devenu la vitrine de son approche passionnée de l’investissement dans des infrastructures qui permettent de redéfinir le négoce.
Il laisse derrière lui sa femme Catherine ; ses enfants Aurélie, Guillaume et Charlotte ; et ses cinq petits-enfants Maya, Alexander, Farah, Sebastian et Victoria, ainsi que les autres membres de sa famille. Il manquera énormément à ses collègues, actuels et passés, à ses partenaires commerciaux, et à son extraordinaire réseau d’amis et d’admirateurs dans le monde entier.